Transoxiana Journal

Transoxiana 12
Agosto 2007
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ISSN 1666-7050

Identité personnelle et nexus psychophysique dans la civilisation byzantine, 313-1453

par María Andrea Piñeda

Professeur à la Universidad Nacional de San Luis, Province de San Luis, République Argentine. Conseil National de la Recherche Scientifique et Technique (CONICET), Argentine

mapineda[@]unsl.edu.ar

Une recension de:

Antoine Courban, (2007), Why one is not another?, in Helmut Wautischer (Ed.), Ontology of consciousness: percipient action. The MIT Press, Cambridge, Mass., 1st edition, 2007: A Bradford Book. 656 pages + 73 illus; hardcover & softcover: US $38.00/£24.95 (paper) - US $85.00/£54.95 (cloth) ISBN-10: 0-262-23259-6; ISBN- 13: 978-0-262-23259-3.

Serait il possible de pouvoir échanger nos cerveaux tout en gardant le même esprit ? Si les hommes pouvaient être clonés, est ce que le clone aurait un vécu existentiel identique à celui de l’original ? A supposer qu’on puisse réussir à doter un clone des mêmes contenus mentaux ou d’expériences existentielles identiques, cela ferait il du clone la même personne que l’original ? Pourquoi l’Un n’est pas l’Autre? De telles interrogations énigmatiques, portant sur le rapport pensée-cerveau ou «brain-mind relationship», continuent à défier l’homme contemporain malgré les percées réalisées dans le domaine des sciences cognitives et des neurosciences.

«Ontology of Consciousness» reprend ces vieilles énigmes et les reformule de manière résolument moderne, en les enrichissant grâce à la recherche de pointe contemporaine. L’ouvrage éclaire ces questions selon plusieurs perspectives correspondant à autant de champs disciplinaires académiques. C’est ainsi que vingt auteurs de renommée internationale se sont attelés à décrypter la question des relations pensée-cerveau et de la «conscience» ( non au sens de la «conscience morale», certes, mais au sens du «consciousness» ou «consciencitude» qu’utilisent les auteurs anglo-saxons). Surmontant les défis que posent d’insurmontables barrières tant culturelles que disciplinaires, ils ont centré leur analyse sur le statut ontologique du phénomène «être-conscient» (consciousness) et ce grâce à l’apport pertinent, et d’une profonde acuité, que peuvent fournir les sciences (Physique, Zoologie, Neurobiologie, Psychopharmacologie, Médecine, Psychiatrie, Psychologie, Antrhropologie etc.), l’Art, l’histoire socio-politique, l’histoire et philosophie des sciences ainsi que l’histoire des idées. On le voit, l’ouvrage fait délibérément le choix de la transdisciplinarité et de l’interdisciplinarité.

L’ouvrage est divisé en trois sections. La première, composé de six chapitres, permet au lecteur d'accroître la matrice ontologique afin d’approcher aussi près que possible le phénomène «être-conscient». A partir de différentes perspectives transculturelles, plusieurs approches originales, non-traditionnelles, sont développées. Ainsi, les conceptions de l’âme dans les cultures précolombiennes sont discutées à partir de l’impact esthétique et de l’appréciation de leurs expressions artistiques. D'autres approches suscitent la curiosité du lecteur en lui permettant d’élargir le champ de ses connaissances. Tel est le cas, par exemple, de l’exposition des conceptions de la culture Nahua en matière d’âme et de conscience à l’époque de la conquête des Amériques, ou des conceptions ontologiques du Tantrisme Tibétain, ou encore de l’enquête approfondie sur l’anthropologie moniste dans le monde byzantin. La deuxième section de l’ouvrage se présente comme plus technique. Elle est rédigée en fonction des acquis de la recherche de pointe an matière de biologie, neurologie, physique théorique ou linguistique. Les différents auteurs y analysent le problème de la localisation de l’action subjective : en quel lieu de la nature le psychisme se trouve- t-il être en action immédiate? La troisième et dernière section explore, par contre, l’expérience de la subjectivité existentielle mais, toujours, selon une approche à la fois transculturelle et transdisciplinaire.

Un parcours superficiel d’un tel monument d’érudition ne rendrait pas justice à la profondeur des points de vue ni à la beauté de la présentation. C’est pourquoi je me permets d’attirer une attention particulière sur le cinquième chapitre, sans doute un des plus significatifs. Il est l’œuvre d’Antoine Courban, médecin et chirurgien, Professeur d’Histoire et Philosophie des Sciences Biomédicales et Chef du Département de Culture Générale à l’Université Saint Joseph de Beyrouth au Liban. Il est également Professeur en visite à l’Université Denis Diderot-Paris VII, dans le cadre de l’Institut de la Pensée Contemporaine ainsi que membre du conseil du Centre Georges Canguilhem d’Histoire et Philosophie des Sciences de la même institution. Antoine Courban a eu le courage de poser une question aussi tranchée qu’une lame de rasoir «Pourquoi l’Un n’est pas l’Autre?». Ce faisant, son argumentaire présente un intérêt tout particulier au lecteur latino-américain familier avec les conceptions anthropologiques monistes de ce qui est connu sous le nom d’école Germano- Argentine de Neurobiologie . A l’instar de cette tradition scientifique, Courban met l’accent, dans la constitution de tout individu, sur l’impossibilité de supplanter ou commuter la relation entre un processus naturel déterminé (le corps) et une existentialité (ou psychisme) qui se distingue originairement de toute autre avant même qu’elle ne se différencie intérieurement en expériences ou contenus mentaux.

L’auteur, par un long travail d’archéologie du savoir, nous invite à un parcours à travers la culture de l’antiquité tardive et celle de la civilisation byzantine (313-1453). Cette rétrospective lui permet de mettre au grand jour un des secrets les mieux gardés de la culture méditerranéenne, à savoir l’émergence d’une anthropologie moniste au sein de la culture gréco-latine. Ce développement important, en matière d’histoire des idées, est le résultat de la rencontre et de l’interaction entre les cultures de l’Orient et de l’Occident. C’est ce mélange qui permit à l’Europe méditerranéenne d’opérer une certaine rupture avec la tradition dualiste qui caractérise l’antiquité gréco-romaine.

L’Empire Romain d’Orient, dit Byzantin, était alors le centre du monde instruit et civilisé. Cette culture influença fortement le monde arabo-musulman mais, également, planta les racines de ce qui, plus tard, façonnera l’identité culturelle spécifique de l’Occident. Pour les besoins de sa synthèse, Courban sonde la pensée de Maxime de Constantinople (580-662), dit «le Confesseur», tout en dressant une palette historiographique permettant de reconstituer les principales idées qui forgèrent les opinions des auteurs byzantins en matière d’anthropologie. Dans ce contexte, Courban expose, à la fois, les lignes de continuité avec l’antiquité tardive mais aussi les points de rupture portant sur l’image que l’homme pouvait avoir de lui-même. Ce faisant, la mentalité byzantine apparaît comme étant essentiellement «iconique», c’est à dire faite d’images capables d’appréhender, au sein d’une même réalité, diverses polarités, qui se trouvent être dichotomisées par un esprit occidental. A l’opposé, la mentalité byzantine semble avoir pu assumer, simultanément, la complexité des contraires perçus au sein d’une réalité singulière. C’est le cas, par exemple, de tensions qui peuvent émerger entre l’un et le multiple, le singulier et le général, le particulier et l’universel, le fini et l’infini. La notion-clé qui a permis à la mentalité byzantine une telle approche, qui nous paraît déroutante, est sans doute la distance que cette culture a su prendre avec le concept de «substance» au sens que lui donne Aristote. Cette notion de substance est, pour l’auteur, la pierre angulaire de tout dualisme et, par extension, de tout réductionnisme.

Le monisme byzantin est au croisement de trois confluences culturelles : le juridisme latin, l’intellectualisme grec et le réalisme sémitique, ce dernier introduit avec le développement d’une nouvelle religion, le christianisme. C’est ce dernier facteur qui semble avoir été déterminant et qui a permis à la culture méditerranéenne de l’époque byzantine de pouvoir faire comme Alice, de passer de l’autre côté du miroir afin de voir la face cachée de l’anthropologie. Une telle révolution épistémologique et anthropologique eut, au moins, cinq conséquences principales.

  1. Premièrement, dans la foulée de la tradition sémitique, chaque être humain est considéré comme une totalité insécable qui demeure, cependant, le siège d’une trichotomie constitutive : corps/chair – âme/psyché – esprit. Evitant, à la fois, les conceptions platoniciennes et stoïciennes, le corps est vu comme la demeure d’une âme/esprit libre. Lors de son «passage à l’existence», l’âme ne «tombe» pas dans un corps. Ce dernier se trouve, au contraire, «élevé» vers un mode personnel d’existence spécifique et individuelle. Cette âme se trouve incapable d’exister sans une relation spécifique à l’égard d’une structure matérielle qui est son corps. C’est pourquoi on peut parler d’un «corps psychique» (empsyched body) ou d’une «âme corporelle vivante». Cette approche radicalement moniste, qui met en valeur le caractère ontologiquement indissoluble de l’être humain, fut officiellement adoptée, lors du Concile tenu à Constantinople (1341) pour mettre fin à la «Controverse Palamite».
  2. Deuxièmement. Ce corps «psychique» (empsiqueado), est une réalité personnelle consciente et libre, qui fait partie de la réalité spatio-temporelle, ou univers naturel, formé d’une multitude de réalités tant personnelles que non-personnelles (tà pánta = toutes choses). Toutes ces réalités spatio-temporelles sont, en tant qu’unités, des logoi. Ce sont des participations, au sens de traces ou de lueurs, du Lógos, une réalité qui est sans commencement ni fin et qui est personnelle. Le Lógos est cause de toutes choses, il est la source et la fin de toute entité existante. Il récapitule toute entité, déterminée ou non, mobile ou à l’état de repos. Les penseurs byzantins considèrent ce Lógos comme le principe de «causalité technique», voulant signifier par là les caractères de créativité et de volonté qui, nécessairement, en découlent. Les logoi sont donc vus comme des actes de la volonté du Lógos, des «volitions». Les logoi individuels sont donc autant de «nœuds» non mélangeables. Chacun d’eux est une relation spécifique qui lie un processus naturel appelé corps à l’exclusion de tout autre, à un psychisme tout aussi spécifiquement «non-autre» qui lui est propre. Ainsi, ces logoi sont les réalités les plus proches ou les plus semblables au prototype de leur causalité technique, le Lógos. Ceci est dû semble-t-il à leur liberté constitutive, indépendamment des circonstances matérielles qui leur sont contingentes.
  3. Troisièmement. Chaque réalité individuelle possède un lógos, c’est à dire un principe qui la caractérise de manière spécifique et la fait exister au sein d’un horizon temporel précis (kairós, opportunité). Ce principe/lógos est aussi sa propre finalité, sa raison d’être. Il serait superflu de dire que ce principe est la source et la fin d’une telle existence individuelle à l’exclusion de toute autre. Unité, singularité, diversité et multiplicité sont des traits constitutifs des lógoi car chaque réalité individuelle possède son propre logos et tous les lógoi participent au même Lógos ultime.
  4. Quatrièmement. Lors du «passage à l’existence», c’est le mouvement qui est mis en valeur. Le mouvement n’est plus vu comme une altération de la condition naturel du repos. Ceci signifie que, selon Maxime de Constantinople, la séquence traditionnelle du passage à l’existence «stasis-kínesis-génesis» doit être maintenant renversée et se formuler ainsi : «kínesis-genesis-stasis». Le fait d’exister matériellement devient ainsi un action et non plus un processus automatique ou une altération d’un état de repos éternel. L’existence est donc un processus dynamique, d’un devenir qui tend vers un état d’accomplissement appelé «stasis» mais qui n’est pas du tout la cessation du mouvement mais un «repos en perpétuel mouvement» en conformité avec le Lógos.
  5. Cinquièmement. Si le Lógos est un principe naturel, ceci n’entraîne pas de devoir concevoir l’univers comme un gigantesque mécanisme où tout serait rigoureusement prédéterminé, bien individuellement ou statistiquement. Dès lors, «pourquoi l’Un n’est pas l’Autre?». Chacun est un ou une autre de par son propre lógos constitutif. Cette non-altérité est originaire et première et ne résulte pas des événements circonstanciels qui jalonnent la vie d’une telle unité psycho- physique. La non-altérité est constitutive et ne consiste pas en une série d’accidents ou d’attributs acquis. Néanmoins, chaque lógos particulier demeure à l’œuvre, en liaison intime avec un mode d’être ou trópos, ce dernier étant la capacité de pouvoir vivre son propre devenir en harmonie avec son principe d’origine. Ceci ouvre la voie à l’autodétermination et valorise la libre volonté. Parlant d’êtres humains, on pourrait dire que, pour chacun, le bien est l’œuvre d’un lógos qui décide, de par son trópos, de vivre en harmonie avec sa propre conscience morale. Ainsi, aux deux extrêmes de l’horizon existentiel de quelqu’un, il est impossible de concevoir qu’on puisse cloner quelqu’un, faire des duplicata de la même personne. Le logos est, par principe, non-clonable. A supposer qu’on puisse dupliquer des expériences matérielles contingentes, on ne pourra jamais dupliquer un devenir personnel : le duplicateur est toujours forcé de fabriquer quelqu’un d’autre.

Rétrospectivement, loin de représenter un anachronisme, l’auteur a su mettre à jour et déterrer un véritable trésor, une perle byzantine. Sans doute, cette pierre précieuse était ensevelie sous les multiples stratifications culturelles d’un monde qui, depuis longtemps, ne vit plus en harmonie. Néanmoins, une telle perle, comme d’ailleurs tout ce qui est authentique, demeure attrayante et stimulante pour l’homme contemporain.

L’érudition, l’élégance et la beauté du style, la profondeur de l’analyse et le niveau élevé de la discussion font de cette œuvre un vrai travail d’orfèvrerie capable de féconder les idées de tout lecteur qu’un tel sujet est en mesure d’intéresser.

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