Ērān ud Anērān
Webfestschrift Marshak 2003
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Transoxiana

La plus ancienne inscription sogdienne

Frantz Grenet

Abstract

En 2001 les fouilles de la Mission Archéologique Franco-Ouzbèke à Afrasiab (Samarkand pré-mongole) ont découvert dans un contexte stratigraphique datable des débuts de la période "Afrasiab III" (Ier s. avant n.è. - Ier s. de n.è.) un pied de gobelet à piédouche portant sur le fond une inscription sogdienne incisée après cuisson. L'écriture est plus proche de l'écriture araméenne (notamment celle des inscriptions parthes de Nisa) que des plus anciens documents sogdiens connus jusqu'à présent, les "Anciennes Lettres" de 313-314. Il s'agit de deux noms de personnes (Oshyân, "Faveur de l'Aurore", et un second nom de lecture difficile), séparées par un trait d'union. Les hauts gobelets à piédouche avaient déjà par hypothèse été identifiés comme des "vases à toast". La pratique des toasts de fraternisation est connue dans le monde scythe, à la fois par le témoignage d'Hérodote (IV.70) et par sa figuration dans la bijouterie, et la nouvelle découverte irait bien dans ce sens: il est tentant de supposer que les deux personnages qui ont gravé leurs noms sur le fond du vase ont voulu immortaliser leur amitié scellées dans la boisson.

Outre qu'elle apporte le plus ancien témoignage écrit connu de la langue sogdienne (mis à part, peut-être, la première série des "monnaies à l'archer" et un sceau inscrit trouvé à Erkurgan), cette nouvelle découverte offre un témoignage intéressant sur la pénétration d'usages sociaux de la société nomade dans la Samarkand post-grecque.

Durant la campagne de fouilles de 2001 à Afrasiab (le site de la Samarkand pré-mongole), la Mission Archéologique Franco-Ouzbèke (MAFOUZ) a mis au jour une inscription sogdienne incisée sur le fond d'un vase, qui a tous les titres à être la plus ancienne inscription sogdienne connue jusqu'à présent1.

La découverte est intervenu sur le chantier 9, implanté sous la cour de la mosquée pour dégager un vaste grenier à céréales d'époque hellénistique. Ce chantier est dirigé par Laurianne Martinez-Sève et Charlotte Baratin, qui sont chargées de sa publication et que je remercie de m'avoir autorisé à faire connaître en avance ce document. L'objet, qui porte le numéro d'inventaire Af.01. 9.070, a été trouvé dans un grand remblai d'ordures domestiques, enfoui semble-t-il au moment de la construction d'une enceinte préislamique que nous supposons être le temenos du temple mentionné à cet endroit par les sources arabo-persanes. Le matériel le plus tardif que contient ce remblai est du VIIe ou du début du VIIIe siècle, mais il a livré aussi beaucoup de formes typiques des premiers siècles de notre ère (ensembles Afrasiab III, Afrasiab IV = Tal-i Barzu I), témoignant d'une ocupation intense de la zone durant ces périodes, bien que dans le secteur fouillé lui-même peu de restes architecturaux aient été rencontrés qui soient susceptibles de leur être attribués.

L'objet en question est la partie inférieure d'un "gobelet à piédouche" caractéristique de la période Afrasiab III (fig. 1). Selon Bertille Lyonnet que je remercie de ces indications, cette forme apparaît après la fin de la domination grecque, à la fin du IIè siècle av. n.è., et elle est immédiatement produite en grande quantité; son existence se poursuit sans doute jusque dans le courant du IIe siècle de n.è. Notre exemplaire porte un engobe rouge. Toujours selon B. Lyonnet, le piédouche encore assez court indiquerait plutôt la première phase, donc le Ier siècle av. n.è.

La partie inférieure du pied (diamètre 4,5 cm) porte, incisée en cercle dans l'engobe après cuisson, une inscription de deux mots nettement séparés par un long trait horizontal (fig. 2 et 3). Un premier examen permet de constater que plusieurs lettres présentent des formes caractéristiques de l'alphabet sogdien (et non pas araméen ni parthe). D'autres sont plus difficiles à interpréter, la difficulté venant, d'une part, de la maladresse d'écriture inhérente au matériau du support (de surcroît sur une surface concave), d'autre part de la quasi absence de documents épigraphiques sogdiens attribuables à la même époque que le vase. Les premiers ensembles substantiels en écriture sogdienne qui nous sont parvenus sont plus tardifs: ce sont les plus anciennes inscriptions du Haut Indus, sur des rochers (IIIe siècle de n.è.)2 et les Anciennes Lettres (AL) de Dunhuang, sur papier (313-314)3. Les premières monnaies inscrites en sogdien, datables en gros des quatre premiers siècles de notre ère et non homogènes par l'écriture, ne comportent que trois noms: 'št'm, βγwrty et un autre mal déchiffrable: .prwrn. (?)4. Une gemme provenant des environs d'Erkurgan (Sogdiane méridionale) et considérée jusqu'à présent comme portant la plus ancienne inscription sogdienne, également un nom de personne (βγ'nβry ou βγ'nβrz) a été d'après son iconographie datée d'entre la seconde moitié du Ier siècle av. n.è. et le début du IIe siècle de n.è, mais l'inscription pourrait être plus tardive que le décor5. Il convient par conséquent d'étendre le champ des comparaisons à l'écriture araméenne d'empire, notamment telle qu'elle est employée sur les ostraca parthes de Nisa, datés d'entre 151 et 12 av. n.è.6

Le premier mot de notre inscription semble pouvoir se lire'wšy'n: Osh-yân "faveur d'Ushah". Ushah, "l'Aurore", est la déesse qui préside à la division temporelle (gāh) qui s'étend de minuit à l'aube; elle est invoquée dans l'Avesta comme digne de culte (G.5.5.). 'wš- est bien attesté en sogdien comme le nom d l'aurore. La forme des lettres requiert certaines remarques:

Le second mot de l'inscription ne peut, au stade actuel de l'étude, faire l'objet que de propositions très hypothétiques. Les seules lettres qui se reconnaissent sûrement sont la première: '- et la dernière: -t. La deuxième est r ou k (presque indifférenciés tant à Nisa que dans les AL, sauf en position finale), la troisième ressemble à un ' mais de forme un peu différente de celui qui est à l'initiale; vient ensuite une lettre qu'on peut interpréter soit comme une barre verticale (n ou z) croisant la barre horizontale inférieure très allongée de la lettre précédente, soit comme une lettre cruciforme qui lui serait liée, et qu'on pourrait alors tenter de reconnaître comme x ou plutôt comme γ; les lettres suivantes sont un t un peu dissocié (ou à la rigueur un s), puis de nouveau r ou k, puis -t final.

Yutaka Yoshida (qui pour le premier mot approuve la lecture 'wšy'n) m'a proposé, sans grande conviction, 'rxntrt: Arxant-rat. La deuxième lettre, qui ressemble à un ', pourrait selon lui être plutôt x (comparer le heth à Nisa). 'rxnt serait la transcription sogdienne normale (bien que non attestée) du sanscrit arhant, "moine parvenu à l'Eveil". Cette hypothèse toutefois se heurte à l'absence de toute indication quant à une pénétration du bouddhisme en Sogdiane à cette haute époque7, et par ailleurs on ne voit pas bien comment le second élément -rt (< ancien iranien ratu, Rta, Rtī?) pourrait se combiner avec le premier.

Xavier Tremblay me propose 'r' γtrt : Araght-art "qui a trouvé refuge en Asha" (moins vraisemblablement 'r'xsrt: Arakhs-art, de même sens, sur le thème du présent), en faisant remarquer le sens dévotionnel bien attesté qu'a parfois le verbe ''r'xs- / ''r' γt- "avoir confiance, trouver refuge"8. Nicholas Sims-Williams (communication personnelle) objecte que la règle d'écriture du ā- initial par un double aleph n'est jamais transgressée.

Je proposerais pour ma part 'r'ztkt: Erazd-kat "à la chambre (pleine) d'argent", "à la maison (pleine) d'argent". 'r'zt- n'est pas attesté en sogdien mais pourrait représenter l'avestique ərəzata- "argent". On comparera la formule du Yasht 17.14: "Ceux que tu accompagnes, bonne Ashi, l'intendant leur apporte l'argent (ərəzatəm) et l'or dans la +chambre (+nibərəθa)"9.

Quelles que soient les incertitudes qui demeurent quant à la lecture, il apparaît extrêmement probable qu'on a ici deux noms de personnes simplement appariés, sans que soit exprimée une relation de filiation. Dans ce dernier cas on a soit une formule développée x ZK y BRY (ou x y BRY) "x, le fils de y", soit une simple juxtaposition avec le nom du fils précédant celui du père10, mais ici l'existence du trait horizontal entre les deux noms, non attesté par ailleurs, semble bien indiquer que les deux noms sont mis sur un pied d'égalité. On ne peut dès lors s'empêcher de rappeler que les "gobelets à piédouche" de l'ensemble Afrasiab III ont parfois été interprétés comme des vases à toast: ils pouvaient contenir assez de liquide pour boire à deux, et leur pied instable devait inciter à en vider tout de suite le contenu. Quand on ne les utilisait pas on devait normalement les poser avec le pied en haut, ce qui a pu inciter à choisir cet endroit pour graver l'inscription. Hérodote (IV.70) décrit ainsi les toasts de fraternisation chez les Scythes: "Quand les Scythes se lient par un serment, ils le font de cette manière. Ils versent dans une grande coupe de terre cuite du vin, et y mêlent du sang des contractants, qu'on a piqués avec une alène ou à qui on a fait avec un couteau une petite incision dans le corps; ils trempent ensuite dans la coupe un sabre, des flèches, une hache, un javelot; cela fait, ils prononcent d'abondantes formules religieuses; puis boivent du contenu de la coupe, tant ceux mêmes qui se lient par le serment que les plus distingués de ceux qui les accompagnent". On a identifié des images de ces toasts sur plusieurs pièces de bijouterie scythe, en particulier sur un ornement de vêtement du kourgane de Kul-oba, où l'artiste a accollé les profils des deux buveurs de façon à ce que vus de face ils paraissent n'en faire qu'un (fig. 4)11.

L'ambiance ethnique et culturelle à Samarkand au Ier siècle av. n.è. et au Ier s. de n.è. se prêtait certainement à l'adoption d'usages d'origine scythe. La Sogdiane est alors dominée par des confédérations venues de la steppe par vagues successives, mouvement commencé dès avant l'élimination du pouvoir grec et poursuivi bien après. A l'époque qui nous intéresse les noms qui nous ont été transmis pour la région sont, chez les auteurs gréco-latins, les Sacarauques ("Saka royaux"?) et les Ases (dont le nom survit dans celui des modernes Ossètes), parfois englobés simplement sous le nom générique de Scythes; dans les sources chinoises, les Sai (Saka), puis vers le tournant de notre ère l'Etat du Kangju, centré plus au nord et qui parvient à fédérer ces groupes12. Ces populations ou plutôt leurs élites ont laissé tout près de Samarkand des témoignages spectaculaires de leur présence, avec leurs kourganes et leur mobilier funéraire13, cependant qu'en ville la vie continuait et que la production de céramique poursuivait en la renouvelant la tradition grecque. Il n'est pas indifférent de constater que le plus ancien témoignage de l'écriture sogdienne, issue de l'écriture impériale araméenne tenacement maintenue sur place par des scribes héritiers de la chancellerie achéménide, a servi à immortaliser une amitié scellée dans le vin selon l'usage ancestral des nouveaux maîtres nomades.

La langue russe, toujours pleine de ressources quant il s'agit des usage de la boisson, possède un terme intraduisible mais qui exprime parfaitement la situation des deux auteurs de notre inscription: sobutyl'niki. Il m'est agréable aujourd'hui d'offrir ce toast à Boris Marshak et à Valentina Raspopova pour célébrer une collaboration et une amitié de plus de vingt ans.

Légendes des illustrations

Fig. 1: Le vase Af.01.9.070 (forme restituée en pointillé) (document MAFOUZ)

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Fig. 2: L'inscription incisée sur le fond: photographie (document MAFOUZ)

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Fig. 3: L'inscription incisée sur le fond: dessin (document MAFOUZ)

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Fig. 4: Ornement de vêtement en or de Kul-oba figurant une scène de fraternisation (catalogue Or des Scythes, Paris, 1975).

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1 J'ai publié ou republié d'autres petites inscriptions d'Afrasiab, beaucoup plus tardives: F. Grenet, Trois documents sogdiens d'Afrasiab", in Srednjaja Azija. Arkheologija, istorija, kul'tura. Materialy mezhdunarodnoj konferentsii posvjashchennoj 50-letiju nauchnoj dejatel'nosti G.V. Shishkinoj, Moskva (Gos. Muzej Vostoka), 2000, pp. 196-202.

2 N. Sims-Williams, Sogdian and other Iranian inscriptions of the Upper Indus (Corpus Inscriptionum Iranicarum, II.3), 2 vols., London, 1989-1992. Pour la chronologie voir maintenant N. Sims-Williams, "The Iranian inscriptions of Shatial", Indologica Taurinensia, 23-24 (Professor Gregory M. Bongard-Levin Felicitation Volume), 1997-98, pp. 523-541 (en particulier pp. 531-535).

3 H. Reichelt, Die Soghdischen Handschriftenreste des Britischen Museums, II. Teil: Die Nicht-Buddhistischen Texte, Heidelberg, 1931, pp. 1-56, pl. I-VIII; F. Grenet, N. Sims-Williams, E. de la Vaissière, "The Sogdian Ancient Letter V", Bulletin of the Asia Institute, 12 (Alexander's legacy in the East. Studies in honor of Paul Bernard), 1998 [2001], pp. 91-104; N. Sims-Williams, "The Sogdian Ancient Letter II", in Philologica et Linguistica. Historia, Pluralitas, Universitas. Festschrift für Helmut Humbach zum 80. Geburstag am 4. Dezember 2001, ed. M.G. Schmidt und W. Bisang, Trier, 2001, pp. 267-280.

4 E.V. Zeimal, "The political history of Transoxiana", Cambridge History of Iran, III: The Seleucid, Parthian and Sasanian periods, ed. Eh. Yarshater, Cambridge, 1983, vol. 1, p. 251, pl. 21 (2-9). Des exemplaires parfois meilleurs sont reproduits par Allotte de la Füye, "Monnaies incertaines de la Sogdiane et des contrées voisines", Revue Numismatique, 4e série, 14, 1910, pl. X (6-10).

5 K. Abdullaev, S. Raimkulov, "Stsena triumfal'nogo shestvija na gemme iz Kundzhutlitepa", Vestnik Drevnej Istorii, 1994, pp. 50-58 (la lecture est de V.A. Livshits).

6 V.A. Livshits, "Novye parfjanskie nadpisi iz Turkmenii i Iraka", Epigrafika Vostoka, 22, 1984, pp. 18-40 (en particulier le tableau des signes pp. 20-21).

7 Même l'onomastique des Anciennes Lettres, plus tardives d'au moins deux siècles que notre inscription, ne comporte aucun nom bouddhique (gwtms' c: Ghôtam-sâch ne contient sans doute pas le nom de Gautama Bouddha, voir X. Tremblay, Pour une histoire de la Sérinde, Wien, 2001, p. 70 n. 115). Celle du Haut Indus, très abondante, n'en comporte qu'un seul, pwttd's: Buddhadâsa.

8 Par exemple: p'rZY 'yw-m'n'k 'myn pwty ZY drm ' t snk' ''rxst "qui se réfugie exclusivement auprès du Bouddha, du dharma et du samgha" (P6. 20; voir aussi P6. 102-103; Intox. 35-37).

9 Ch. Bartholomae, Altiranisches Wörterbuch, col. 329, 352. Le rétablissement de la forme +niberetha- "+chambre" et son interprétation sont dus à Bartholomae.

10 Sims-Williams, Sogdian and other Iranian Inscriptions…, II, pp. 29-31.

11 V. Schiltz, Les Scythes et les nomades des steppes, Paris, 1994, pp. 180-181, fig. 131, 132.

12 Voir en dernier lieu: C. Rapin, M. Isamiddinov, M. Khasanov, "La tombe d'une princesse nomade à Koktepe près de Samarkand", Comptes Rendus de l'Académie des Inscriptions et Belles-lettres, 2001, , pp. 33-92 (en particulier, pour la reconstitution des hégémonies politiques, C. Rapin pp. 75-92); E. de la Vaissière, Histoire des marchands sogdiens, Paris, 2002, pp. 43-44, 46-47.

13 J. Ya. Ilyasov, D.V. Rusanov, "A study of the bone plates from Orlat", Silk Road Art and Archaeology, 5, 1997/98, pp. 107-159; Rapin, Isamiddinov, Khasanov, op. cit.


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Actualizado el 24/07/2004

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